Thérapie familiale en situation extrème publié par l'EFTA (european family therapy association)
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Thérapie familiale en situation extrême
La thérapie familiale pour des victimes de torture
Un moment de vie (de survie, de sur vivants) parmi tant d’autres que nous sommes amenés à
recevoir : un couple et une jeune fille de 11 ans et un bébé de quelques mois, dans les bras de sa
mère, se présentent en consultation au motif que « la petite fait des cauchemars ».
D’emblée la position des parents m’intrigue, ils sont « séparés » par la jeune fille et s’asseyent même
en plaçant leur corps non parallèle mais se tournent presque dos sans avoir bougé les chaises.
Très vite j’ai l’impression de ne rien comprendre à ce qui se joue. Monsieur malgré une apparente
douceur semble « fâché », la jeune fille à l’air « paumée » au milieu de ses parents. La mère porte
contre elle son bébé et à l’air « mécontente », ailleurs.
Une première explication vient quand je parle de leur bébé et que le mari me reprend et me dit
« non… SON bébé ».
Je leur propose de faire un génograme pour m’aider à me retrouver.
En fait , dans leur pays, avant que tout ne bascule, ils avaient trois enfants, pour des raisons
politiques ils ont du fuir chacun de leur coté le père emmenant sa fille dans sa fuite, la mère fuyant de
son coté, laissant les deux plus jeunes à des proches. Les deux parents ayant été séparément
torturés, violés
L’épouse après un long périple arrive en France, essaie d’avoir des nouvelles de sa famille. Quatre
années de difficultés, de solitude, d’inquiétude passent. Elle finit par être convaincue qu’elle est
veuve, et fini par répondre aux attente d’un compagnon qui lui propose réconfort et logement.
Peu de temps après la voilà enceinte. A l’annonce de cette grossesse le « compagnon » l’abandonne
et la revoie à la rue.
Dans les méandres de la demande d’asile, elle apprend des autorités françaises que son mari a, lui
aussi fait une demande d’asile, que celui de qui elle croyait être la veuve, son ex époux est en France
avec leur fille aînée. Des retrouvailles ont lieu. .
Tout cela après que les deux aient été violés, la fille aînée ayant été témoin d’une partie des tortures
imposées au père.
Un thérapie familiale est proposée.
Pour compléter le tableau, après une dizaine de séances ils viennent en allant de nouveau
manifestement très mal et expliquent qu’ils viennent apprendre que les deux enfants qu’ils n’avaient
pu emmener dans leur fuite étaient mort peu après, et que personne n’avait depuis six ans osé leur
annoncer leur assassinat.
Est-il possible de faire de la thérapie familiale dans des situations « extrêmement extrêmes » ?
quelles sont les difficultés à surmonter ?
La première question à se poser est : quelle famille recevons-nous ?
L’exil qui fait suite aux violences, à la torture, destructure, fait exploser les familles.
Qui vient en consultation, quelle est la famille que nous avons dans notre cabinet ?
Celle qui a suivi la « victime désignée » dans l’exil, ses membres ayant aussi eux, bien souvent, été
victimes de sévices voire de tortures sans pouvoir, ou vouloir en parler ?
La famille exilée, qui a du « laisser » au pays plusieurs de ses membres ?
La famille « reconstituée » en France ?
Que dire des Mineurs Isolés Etrangers (MIE), qui peuvent paraître de fait de leur statut d’isolé comme
peu qualifiés pour une thérapie familiale, mais qui, avant de se retrouver malgré leur jeune âge, seuls
en France, ont le plus souvent vu périr leur famille, ont été victimes d’insoutenables violences, qui ont
parfois été amenés à faire la guerre à 7, 10 ou 15 ans ? C’est par le biais la thérapie familiale de
réseau où la famille est vécue au sens le plus large… Famille d’accueil, éducateurs, référents de
l’aide sociale à l’enfance que nous avons fait le choix de leur proposer des thérapies familiales !
Dans tous les cas, les sévices, les tortures endurées par le père, la mère ou les deux, par les mineurs
voire les sévices qu’ont été contraints de faire endurer, la peur, les cauchemars hantent le système
familial autant que la personne victime.
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Ce sont donc des famille explosées, déstructurées depuis l’épreuve traumatique que nous recevons,
ce sont des MIE vivant dans des conditions d’une extrême précarité, ou au mieux dans des foyers
pour mineurs où ils sont souvent, s’ils ont été enfants soldats et ont pu en parler, vécus comme des
« enfants dangereux », certains allant même jusqu’à oser les classer dans la catégorie de
« psychopathes irrécupérables ». ce sont des enfants « incompréhensibles » qui viennent essayer de
s’installer dans une famille d’accueil qui elle non plus ne peut imaginer ce qu’est la vie dans un état
totalitaire ou en guerre.
Comme on le voit la situation extrême, dans le cas des patients que je reçois est sous tendue par
« l’histoire traumatique ». La torture au sens large (incluant les mutilations sexuelles et les mariages
forcés etc.) a, on s’en doute, des impacts redoutables, déflagrants et multiples.
Les conséquences du traumatismes majeur se font sentir à différents niveaux dans le cadre d’une
prise en soins :
→sur le thérapeute : L’histoire traumatique des personnes réfugiées confronte les professionnels à
des souffrances vécues intenses mais aussi aux logiques terrifiantes de certaines volontés de
puissance. Le caractère inouï, totalitaire, pervers de ces entreprises de destruction peut avoir un effet
de sidération sur l’intervenant qui peut le priver de ses réflexes professionnels. L’horreur peut amener
à des réactions qui « pavées de bonnes intentions » peuvent avoir des effets catastrophiques.
Pour cette raison, il est nécessaire de prendre conscience et connaissance de ces logiques, de ce
former. Certes pas pour « s’endurcir » mais plutôt pour éviter un dommageable déplacement de l’effroi
vers les intervenants.
C’est la volonté de puissance et de destruction d’autrui qui sont terrifiantes, et non les victimes.
→sur le cadre familial.
-L’exil est aussi un des facteur majeur qui guide la thérapie, il ne faut jamais perdre de vue que ces
familles viennent d’un autre monde que le nôtre, différences d’habitudes dites culturelles ; de liberté
de hiérarchie familiale, mais surtout la dictature d’un régime totalitaire induit très souvent des
comportements totalitaires sur le système familial. Il apprend que celui qui crie le plus fort est celui qui
gagne… qu’il faut être violent brutal, armé pour être « protégé » ou « tout puissant ». c’est bien cette
« toute puissance » que peut revivre le patient face à un intervenant « qui sait » ; et lui faire croire que
plus rien ne changera jamais dorénavant.
À l’inverse le système totalitaire n’apprend pas, par exemple, que l’on ne va en prison (normalement)
que si l’on a commis un acte répréhensible, contraire à la Loi… je me souviens de ce père iranien,
incarcéré et torturé à la prison de Téhéran, peu après la « Révolution des Mollahs » qui ne pouvait, du
fait de ses humiliations parler de son incarcération, fait l’impasse sur cette période d’absence. Le fils
apprend arrivé en France que les criminels, les voleurs vont en prison mais pas ceux qui commettent
le délit de penser autrement que le bon président ! donc ipso facto ils deviennent, se vivent et sont
donc vécus comme des enfants de taulards… Ce système fonctionne bien à tous les échelons…
Ayant été reçu par le chargé du mécénat d’une très grande entreprise française à qui j’exposais le but
de notre travail, après un moment ce personnage attentif devait résumer « si je comprends bien vos
patients sont des communistes qui n’ont pas su la fermer… » il est évident que loin de faire parler, la
torture fait taire et la dictature empêche de penser !
Le traumatisme et ses conséquences associés à l’exil bouleversent la structure familiale, imposent
brutalement une recomposition des rôles et places de chacun, avec bien trop souvent une
"parentification" des enfants. L’ascendant que prennent ces derniers sur leurs parents se développe
insidieusement grâce à l’école qui les sort de « l’isolement familial ». Ils deviennent les interprètes
officiels de la famille, et les médiateurs avec les administrations, les services sociaux, ils deviennent
écrivains publics et même gestionnaires de la famille. Il n’est pas rare de voir les enfants parler, lire et
écrire le français au bout de quelques mois d’exil, tandis que les parents peinent à balbutier des
phrases usuelles venant, bien involontairement, renforcer l’idée de déchéance sociale qui humilie
quotidiennement leurs parents. Cette situation renforce rapidement le sentiment de déchéance
qu’éprouvent les adultes et enferme les enfants dans une « double contrainte » les obligeant à réussir
pour aider leurs parents mais pas trop, pour ne pas les humilier. Une autre source de difficultés pour
les enfants vient de la méconnaissance, voire du déni, de leur propre histoire traumatique.
Quand le père ou la mère, ou pire quand les deux parents ont été victimes de sévices, leur caractère
et donc leurs comportements sont profondément changés, leurs repères ont volé en eclats ; les autres
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membres de la famille se retrouvent face à une ou des personnes inquiétantes, voire violentes, qu’ils
ne reconnaissent plus et qu’ils ne peuvent ni comprendre, ni tenter d’aider.
De même, lorsque les familles ont été séparées trop longtemps, les différences de vécus pendant les
années de séparation, les difficultés de la vie quotidienne en France, les espoirs déçus, etc.
deviennent des sources de conflits à l’occasion de retrouvailles pourtant tant attendues. La partie de
la famille restée au pays a eu, elle aussi, à souffrir le plus souvent de harcèlement voire bien pire, de
représailles directes causées, par exemple, par la fuite du chef de famille.
Il leur est le plus souvent impossible de parler de ces mauvais traitements pour de multiples raisons,
la principale étant que le secret devient la règle de fonctionnement de la famille. Et comment ne pas
essayer de faire de son mieux pour essayer, croire avoir réussi à faire son « travail » : protéger ses
enfants ?
Un exemple patent de cette impossibilité à admettre que les enfants puissent être englobés dans la
sphère des victimes me fut présenté par une mère, visiblement souffrant d’un syndrome dissociatif
majeur. Elle avait, révéla-t-elle, été violée par cinq militaires.
- Heureusement, ajouta-t-elle, les enfants n’ont rien vu.
Je demandai à voir les enfants. Le premier fut le fils de 11 ans, gamin jovial. Après avoir répété
plusieurs fois, la casquette vissée de travers « à la mode » sur la tête : "Tout va bien, la France c’est
super", brusquement, il enchaîna, le regard absent :
- J’ai assisté à l’amour forcé de ma mère. Il devait répéter cette phrase terrible plusieurs fois, sans
s’interrompre, sans pause.
Il s'était visiblement soulagé d'un poids. Une fois apaisé, il ajouta qu'il en faisait des cauchemars.
Dans cette séance particulièrement poignante, j'évitai de lui faire revisiter ce souvenir.
Nouvel entretien avec la mère. Évoquant le viol, elle expliquait à nouveau que ses enfants n’avaient
rien vu.
-Ils étaient où les enfants pendant que vous étiez ainsi torturée ?
- Je les avais cachés sous le lit…
Ils n’avaient sans doute pas vu la série des viols dans leur abjecte crudité. Mais ils en avaient quand
même vu et entendu assez.
Comment espérer alors un épanouissement individuel et familial harmonieux ? Une prise en charge à
ce niveau permet de restaurer des cadres intra-familiaux rendant moins problématique l’insertion de
chacun et de tous dans la société française.
- La torture
dans ma pratique, la torture est à l’origine et fait le lit des symptômes.
Comme le dit très justement maître Robert Badinter dans la préface de Terres inhumaines:
L’être humain est d’abord corps. Et ces corps martyrisés, dans ces pages brûlantes donnent son sens
à la lutte contre la torture. Ces femmes et ces hommes ont connu le pire, sous des régimes et des
cieux divers, comme s’il existait à travers les temps et les sociétés, une internationale de la torture.
Leur récit nous prend à la gorge. Ils ont enduré coups, brûlures, viols, étouffements, ruptures d’os et
de tendons, privations de soins. À travers eux, nous vivons toutes les pratiques sophistiquées ou
brutales de la violence physique ou morale sur l’être humain, qu’on veut faire souffrir jusqu’à la
mutilation ou la mort pour lui arracher un secret ou simplement parce qu’il est l’Autre, l’être qui doit
payer de son corps ou sa vie l’indignité d’être différent ou proclamé tel. Et aussi, les tortures plus
subtiles qui visent à détruire psychologiquement l’être humain, en l’atteignant dans sa dignité, en
ruinant en lui tout respect pour lui-même et pour les autres. Toute la panoplie du sadisme et de la
cruauté se déploie dans ces tortures et demeurent inscrites dans la chair et dans l’âme de ces
victimes.
Je pense que ceci résume de façon « soft » ce que traversent nos patients dans les « terres
inhumaines ».
Une place très particulière doit être réservée à la disparition
Edith Goldbeter a développé un concept, celui du tiers pesant, l’absent qui est très présent. Ce
concept est souvent dans nos prises en soins une réalité :le conjoint disparu, le ou les enfants restés
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au pays et dont on a peu ou pas de nouvelles. En effet, car elle ne touche pas la victime désignée,
mais elle est d’une redoutable efficacité : la disparition.
Pourquoi fait-on disparaître quelqu’un ? Pourquoi ne pas se limiter à l’arrêter, à l’emprisonner, voire à
l’exécuter ?
La réponse est probablement plus simple qu’il n’y paraît. La disparition mine la société dans ce
qu’elle a de plus fondamental en elle, les rites de deuil qui suivent la mort officielle. La disparition
empêche tout travail de mémoire. Elle bloque la pensée. Elle rend fou. Ce n’est sûrement pas pour
rien que des femmes, mères, épouses, soeurs, filles, tournaient en rond, sur la Place de Mai, à
Buenos-Aires, pendant la dictature argentine. On les appelait les "Folles de Mai".
Elles n’avaient pas le droit de manifester, alors elles marchaient sur cette place, devant le bâtiment
de la présidence, la Casa Rosada. Elles contournaient l'interdiction de banderoles en portant toutes
un fichu blanc sur la tête. Elles voulaient savoir où étaient leurs enfants enlevés et disparus, victimes
pour beaucoup du sinistre Plan Condor1.
Elles ne pouvaient supporter de ne pas savoir.
Le drame spécifique de la disparition se noue très vite, la mise en scène comportant souvent un
enlèvement. À l’instant où vous êtes arrêté commence votre mort sociale. Vous devenez non-existant.
Les acteurs de cette mise en scène sont souvent des policiers en civil, banalisés. Vous n’apparaissez
plus sur des registres, la justice ignore où vous pouvez être, les autorités aussi. Le silence tombe, le
doute s’insinue. Si, au bout de plusieurs années, les survivants décident : « Maintenant c’est sûr, il
(ou elle) ne reviendra plus » cela équivaut pour eux à décider de la mort du disparu, parent,
compagne, mari. Après un terrible travail de recherche infructueux, d’enquêtes, de prise de risques,
c’est à vous qu’appartient en plus la décision impossible de ne plus accepter les éventualités de
l’emprisonnement, de la fuite. Vous voilà contraint de vous faire à l’idée que cette personne est morte.
C’est à vous que revient l’idée de la tuer.
Décider qu’il ou elle est mort(e), c’est aussi se dire qu’il ou elle n’aura pas de sépulture, quand il n’y a
pas de sépulture, un peu comme les « ghosts-houses » du Soudan ou les « ghost-detainees », toute
la ville, le pays tout entier devient une sépulture possible. Car pour commencer le travail de deuil a
besoin de preuves, de certitudes. Il faut que la mort ait une réalité pour que le symbolique puisse se
manifester. Dans la disparition, il n’y a rien de tout cela. La fonction de groupe que revêt tout
enterrement est aussi gommée. Le rôle fédérateur, donc dérangeant par essence pour le pouvoir, des
condoléances, quelque forme qu’elles puissent prendre, ne peut avoir lieu. Même la machine médico
administrative ne peut fonctionner, le certificat médical de décès ne peut être délivré. La mort est
volée à la mort. La disparition a bien pour but de tuer la mort, de priver la société de ses rites de deuil,
en cela elle est "sociéticide". La disparition s’applique également à l’ « éventuel » assassin puisque
sans cadavre, il n’y a pas d’assassin, personne sur qui focaliser sa colère ; ici encore cela peut être
tout le monde. Et alors que dans un deuil classique le temps estompe la douleur et la mémoire,
éloignant progressivement le passé, tandis que l’absence se structure dans le souvenir, ici comme
dans toute torture, le mutisme devient la règle, les symboles primordiaux sont tus, tués.
Pour beaucoup de nos patients, la disparition de leur conjoint, de leurs parents, de certains de leurs
enfants inflige une douleur constante et lancinante. Ils ne savent pas s’ils les reverront un jour, s’ils
sont mort ou pas, s’ils ont pu s’enfuir et survivre, ni au prix de quelles tribulations. Cela augmente la
culpabilité d’être vivant et en relative sécurité. Attendre, attendre, une attente qui s'additionne à
beaucoup trop d'autres.
La disparition a tout de même "un avantage" que n'ont pas d'autres formes de torture: elle jouit
légalement d’un privilège non négligeable qui rend possible la poursuite pénale des responsables
quand ils peuvent être identifiés et même faire éventuellement traîner les dictateurs en justice : la
procédure reste active tant que le corps n’a pas été retrouvé. Ce n’est qu’à cette date-là que
commence à courir le délai légal de prescription ; c’est, entre autres causes, ce qui a permis de
rendre la vie moins douce à Augusto Pinochet. Maigre consolation mais… .
Tout ceci montre que l’exil est un des constituant des problèmes traumatiques qui viennent perturber
le système familial mais, malgré toutes ses difficultés, toutes ses embûches voire ses pièges il a été et
reste, pour la grande majorité de nos patients, dans le premier temps le seul espoir, LA solution, et…
un premier pas dans la recherche d’une hypothétique réparation.
1 Le plan Condor (Operación Cóndor) est le nom donné à une campagne d'assassinats conduite conjointement
par les services secrets du Chili, de l'Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l'Uruguay au milieu
des années 1970.
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Une conséquence directe de l’atteinte aux Droits fondamentaux de l’Homme qui ont conduit des
demandeurs d’asile dans notre pays est qu’ils présentent des troubles psycho comportementaux qui
peuvent ne pas être reconnus par leurs interlocuteurs comme tels, car masqués derrière une
symptomatologie parfois banale : nervosité, sautes d’humeurs, cauchemars, maux de têtes, troubles
de la concentration etc.… ou derrière des troubles plus « dérangeants » pour l’entourage : apparition
de réels syndromes dépressifs plus « démonstratifs », mais aussi comportements violents en direction
des personnels, des intervenants, ou contre des membres de leur famille, c’est le plus souvent à ce
stade que les patients nous sont adressés. Mais malheureusement ces symptômes sont souvent
confondus avec des manifestations psychiatriques et donc mal orientés.
Cet « aiguillage défectueux » venant encore renforcer l’idée qui couve très souvent dans l’esprit des
patients « qu’ils deviennent fous »
Quelle symptomatologie rencontrons nous le plus souvent :
→ La maltraitance intra-familiale :
C’est en exil qu’apparaît la maltraitance « non-structurelle ». Ces troubles, parfois vécus par les
patients comme un signe de « leur folie », sont dans la majorité des cas à l'origine des violences
intrafamiliales ou viennent en augmenter gravement l’intensité. Une particularité comparée aux soins
que je peux apporter à des familles maltraitantes en France : souvent chez les exilés la demande
d’aide thérapeutique est motivée par le fait de l’incompréhension de la violence dont ils font preuve
envers leurs enfants ou leur conjoint et dont ils souhaiteraient vivement se débarrasser. Ces cas
démontrent que la violence subie à l’âge adulte aussi bien que dans l’enfance, risque toujours de
s’exprimer ensuite à l’encontre des plus faibles et des plus proches.
→ La déchéance sociale :
Ces victimes que nous recevons avaient, dans leur pays, quasiment toutes, une vie plus que correcte
avant que les problèmes ne s’abattent sur eux. Qu’ils soient commerçants, médecins, enseignants,
procureurs, étudiants ou fonctionnaires, etc. ils jouissaient dans leur immense majorité d'un niveau de
vie tout à fait satisfaisant, et qui de toute façon, était très nettement supérieur à celui qui leur est
imposé dans notre pays. Ce n’est pas l’envie de vivre dans la rue, en urgence sociale ou même en
foyer qui les a fait venir.
Ils n’ont pas choisi ce type de vie… Ils ne nous ont pas choisi, pas plus qu'ils n'ont choisi la guerre, la
terreur, la torture, tous ces traumatismes majeurs qui les ont envoyés vers nous. Dans ces temps
troublés où l’on nous parle de choisir les immigrants qui seraient autorisés à venir sur notre sol, il est
important que nous continuions à venir en aide à ces patients adultes mais aussi aux trop nombreux
enfants, qui n’ont pas choisi la terreur, qui n’ont pas choisi d’assister à des massacres, qui n’ont pas
choisi de devoir s’exiler ou qui ont dû suivre leurs parents en exil.
L’exil n’est malheureusement dans la grande majorité des cas, pour nos patients, adultes ou enfants
que LA solution de la vie.
Il est de plus quasiment toujours sans espoir de retour. Il y a un travail de deuil à faire avec ces
familles.
⇒ Ce que le médecin thérapeute familial peut offrir aux patients ?
√ Comme médecin : des soins médicaux
Les soins médicaux, compris dans le sens global de soins, et non pas seulement de traitement au
coup par coup de symptômes seulement « organiques », soins où l’approche de la souffrance
psychique prend toute sa place, sont une nécessité, particulièrement dans le soin des victimes de
torture.
Dans le cas des victimes de tortures et d’atteintes aux Droits Humains, ce qui peut parfois être vécu
comme deux pôles distincts doit impérativement être pris en compte simultanément. Le tout médical
étant aussi restrictif que le tout psychothérapeutique.
Le corps devient pour le médecin-thérapeute un média privilégié pour aborder l’indicible, pour
approcher le traumatisme et par là, entamer une réparation. Pouvoir prendre en compte la souffrance
d’un corps, sans « faire mal » c’est déjà une expérience nouvelle pour une victime de l’horreur de la
torture prise au sens large du terme.
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Une partie de l’humiliation qui est collée, depuis la torture, au corps en ce qu’il représente le lieu où se
sont concentrées les souffrances, est gommée par le côté médical des soins. Il est possible de parler,
de montrer, de se faire aider sans devoir s’abaisser. Redevenir un « patient » comme avant peut être
très apaisant et il est au début plus facile de parler de ses douleurs pelviennes ou de ses hémorroïdes
que de parler du viol.
De plus, la faculté de prescrire des traitements, qu’ils soient médicamenteux ou de kinésithérapie
permet de soulager rapidement certains symptômes, de faire vivre un soulagement qui ne semblait
plus possible, ni même imaginable.
La chimiothérapie médicamenteuse adaptée permet de proposer un apaisement des manifestations
douloureuses que sont les insomnies, les cauchemars, les céphalées, les douleurs articulaires, etc. Il
devient alors possible de dégager une place pour le travail psychothérapeutique, un moment de
respiration non-entravée.
Le rôle du médecin, au-delà du soin, est aussi de permettre un « déconditionnement », d’autoriser un
certain « désenseignement » de ce que le traumatisme a appris de façon brutale.
Le soin médical, compris au sens large de la médecine, disons au sens princeps, est d’abord et
avant tout l’endroit où se retrouve le sentiment d’appartenir à l’humanité, de l’expérimenter à
nouveau.
L’expérience vécue que, sans jugement, sans sectarisme, en confiance, il est possible de se confier,
de se faire ausculter, examiner dans l’unique but d’un mieux être est primordiale. Le corps n’est plus
un lieu de souffrance mais un lieu de réparation.
Comme psychothérapeute et thérapeute familial
√ Thérapie familiale
Un ami, rencontré en Guinée, s’exprimait ainsi lors d’une visite récente au Centre de Soins : « J’ai été
agréablement impressionné par ce que vous faites désormais, à savoir qu’on s’occupe de « nous
autres » désormais aussi. Oui, « nous autres » proches de ceux qui ont subi directement les sévices.
(…)Nous aussi qui, en dehors des prisons, y avions une bonne partie de nos pensées (...) Offrir à des
familles des thérapies collectives relève à mon sens d’une volonté certaine de susciter plus
d’humanité à travers ceux qui en ont été privé. (…) Expulsion de logement, d’établissements
scolaires, « pariatisations » familiales, et bien d’autres difficultés qu’on du subir les proches de ceux
qui étaient partis dans les geôles. Et que dire de ce retour pour les « plus heureux » et qui ont pu
sortir avec la difficile réinsertion avec ceux qui ont appris à vivre sans un père ou qui attendaient tout
de lui sans qu’il puisse être à la hauteur désormais, et j’en passe ».
L’approche systémique m’a permis de penser autrement ce qui était une curieuse constante dans le
discours des travailleur sociaux à propos des proches d’un patient qu’ils nous adressaient :
« L’épouse ne pose pas de problèmes, elle est très discrète, on ne l’entend pas quant aux enfants, ils
vont très bien, ils sont très investis à l’école et ont d’ailleurs de bons résultats scolaires ».
Recevoir l’ensemble de la famille permet de découvrir que le vécu émotionnel de la femme et des
enfants était bien souvent éloigné de cette image rassurante.
Le demandeur d’asile ou le réfugié porte souvent seul le statut de « victime » et les autres
membres de la famille, même s’ils ont été aussi, comme c’est souvent le cas, eux-mêmes, victimes de
harcèlement, de sévices, voire de torture se taisent. Combien de parents m’ont raconté leur
arrestation brutale, accompagnée de sévices, de viols contre l’épouse, avec l’assurance que les
enfants « n’avaient rien vu », rien subi. Et puis au détour d’un entretien « seul à seul » dérobé au
thérapeute, on découvre que les enfants savaient, ont vu, entendu, que l’épouse a été persécutée
pendant toute l’incarcération du mari. Chacun se tait pour protéger l’autre, persuadé que sa
souffrance n’est pas « à la hauteur » de celle du martyr reconnu. Comment ajouter sur SES épaules le
fardeau de mes problèmes ? Comment ne pas lui dire que c’est par SA faute que tout cela nous est
arrivé ? décidément la torture fait bien taire !
De fait, la structure familiale est disloquée. Les parents ne se sentent plus des hommes, plus des
femmes. Ils ne se croient plus capables d’être parents. La vie amoureuse du couple est elle aussi
exsangue : les images, souvenirs ou fantasmes, du corps supplicié de l’autre ou du sien propre,
dénaturé, parasitent la sexualité. L’exil et les conditions précaires d’existence en France ajoutent à ce
tableau une déchéance sociale difficile à supporter. Les enfants sont exposés à ces états douloureux
de leurs parents qui sont source de plusieurs formes de victimisation.
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Le rire des enfants exprime une joie de vivre indécente : tant d’autres n’ont pu survivre. Les pleurs des
plus petits sont intolérables : il y a déjà eu assez de souffrance. Les risques de maltraitance physique
sont réels dans ce contexte. Pleurs, cris renvoient inexorablement à ce qui a été entendu en prison. A
ses propres cris, ses effondrements.
Dans le cadre d’une thérapie familiale, il est possible de restituer à chacun une place aussi positive
que possible et correspondant à l’âge et au rang généalogique. Les souffrances, la détresse, les
sentiments d’abandon peuvent également se parler sans que les enfants ou le conjoint ne soient
exposés à la violence des faits. La parole peut être libérée et la famille intégrer progressivement les
traumatismes. La thérapie familiale devient un lieu de thérapie de reconstruction.
Docteur Pierre Duterte
Psychothérapeute - Thérapeute familial
Auteur de "Terres inhumaines" un médecin face à la torture, préface de Maître Robert Badinter.
Editions JC Lattès
© Docteur Pierre Duterte Psychothérapeute - Thérapeute familial